Le modèle de duopole proposé de manière séminale par Antoine Augustin Cournot en 1836 fait l’hypothèse que le prix d’un bien homogène, produit par deux firmes, reste fixe quand ces deux entreprises maximisent leurs profits par rapport aux quantités qu’elles désirent produire. Le modèle suppose également que les capacités de production des deux entreprises ne peuvent être augmentées qu’à long terme. Ces deux conditions font dire à de nombreux économistes à la suite des propositions de J. Tirole que le contexte concurrentiel envisagé par Cournot décrit une situation de moyen terme. Une telle situation peut par exemple concerner l’achat de collections de prêt à porter pour des commerçants revendeurs ou une décision de production annuelle de la part d’un fabriquant. En effet, une fois leurs commandes passées à leurs fournisseurs, deux ou quatre fois par an comme cela est généralement le cas dans l’industrie du prêt à porter, ces commerçants ne peuvent plus revenir sur les engagements qu’ils ont pris. C’est l’horizon temporel par rapport auquel ce type de décision sont prises qui situe le modèle de Cournot dans une perspective de moyen terme.
C’est précisément cette éventualité qu’Antoine Augustin Cournot envisagea dans son célèbre ouvrage Recherches sur principes mathématiques de la théorie des richesses. L’auteur pris l’exemple de deux entreprises fabriquant de l’eau minérale. Le travail de Cournot fut à l’époque totalement passé sous silence. Il ne fut en effet pas lu ni critiqué avant 1864, lors de la parution d’un autre ouvrages célèbre de Cournot : Principes sur la théorie des richesses. Pour autant, Cournot constitue aujourd’hui une référence incontournable pour de nombreux économistes et théoriciens des jeux qui continuent à développer, dans de nombreux modèles, les démonstrations dont il est l’initiateur. À cet égard, on parle à l’heure actuelle d’équilibre de Cournot-Nash de sorte que l’application de ce concept touche autant l’économie mathématique que l’économie industrielle ou celle du commerce international. Elle concerne également l’économie de l’environnement et plus largement les sciences politiques, la logistique ou la représentation des conflits géopolitiques …
Si l’on se réfère à Cournot lorsque la concurrence entre deux firmes porte sur les quantités qu’elles doivent produire, trois stratégies peuvent être envisagées.
A - Une stratégie dite « non coopérative » mais où les entreprises adoptent un comportement passif du type « vivre et laissez vivre ». Dans ce cas, chaque firme adapte passivement la quantité qu’elle produit à l’offre de son concurrent.
B - Une stratégie non coopérative, dite « agressive », où chaque firme tente d’exploiter un avantage afin de créer une asymétrie dans la répartition des profits à son avantage. Cette stratégie peut conduire à ce que l’une des deux firmes évince l’autre du marché. Nous analyserons cette éventualité au chapitre 6.
C - Une stratégie coopérative où les firmes forment un cartel et maximisent de manière conjointe leurs profits. Sous certaines conditions juridiques ces éventualités sont interdites par les règles de droit. On peut citer pour illustrer nos propos les lois sur les abus de position dominante en Europe ou les lois antitrust aux États-Unis. Nous traiterons de ce type d’entente au chapitre 7.
4.2. Le duopole de Cournot : hypothèses et raisonnement
Nous commençons par supposer qu’un petit nombre de firmes se concurrencent sur un secteur. Pour simplifier le raisonnement en étudiera le cas d’un duopole (2 firmes) avant de généraliser au cas d’un l’oligopole à la dernière section du présent chapitre.
Les hypothèses du modèle sont les suivantes :
- Les firmes se concurrencent par les quantités de sorte qu’il n’existe qu’un seul prix sur le marché. Si les quantités offertes sont trop élevées les entreprises sont cependant conscientes que le prix puisse s’effondrer.
- Le bien vendu est homogène. Les firmes ne peuvent pas différencier leurs biens. Les consommateurs sont indifférents d’acheter auprès de l’une ou l’autre des entreprises.
- Les firmes déterminent les quantités qu’elles produisent simultanément et ne se concertent pas pour le faire. On suppose que les firmes ne communiquent pas entre elles et qu’aucune ne possède d’information particulière sur la stratégie poursuivie par l’autre. Cependant, chaque firme peut anticiper le comportement de l’autre. Cette hypothèse définit une situation non coopérative.
- Les anticipations s’effectuent sur la base d’un processus « dit de Cournot ». Celui-ci consiste à admettre que chaque firme suppose que si elle modifie les quantités qu’elle produit, son adversaire ne modifiera pas les siennes. Cette éventualité est appelée « conjecture de Cournot ». Notons que Cournot avait parfaitement envisagé, en bon mathématicien, que chaque firme pouvait réagir aux variations de quantités de sa rivale mais qu’il préféra, un temps, se placer dans une situation plus simple. Remarquons également que supposer que son adversaire ne réagira pas ne signifie pas qu’il restera inactif ou ne réagira pas ex post. Cela signifie seulement que chaque entreprise suppose, à tort ou à raison, que son adversaire restera passif celui-ci étant libre de réagir ou non.
Le raisonnement
Sous les hypothèses précédentes nous pouvons écrire les fonctions de profits des firmes 1 et 2 telles que :
avec
et
avec
Les conditions de premier ordre définies par l’annulation des dérivées premières en présence de conjectures notées et
prennent les formes suivantes.
(1)
et
(2)
Si l’on suppose comme Cournot que les anticipations sont neutres et stables alors chaque entreprise anticipe que la production de son concurrent restera constante à ses propres variations de quantités. En d’autres termes chaque producteur anticipe que la production de son concurrent sera constante d’une étape à l’autre.
Les termes |
Cette hypothèse revient à poser que . On peut alors réécrire (1) et (2) telles que :
(3)
et
(4)
Les conditions de second ordreLes conditions de second ordre vérifient quant à elles les inéquations suivantes
Cette propriété, étudiée en cours de mathématiques, permet d’assurer que l’équilibre obtenu constitue bien un maximum pour les firmes. |
La résolution de ce système permet d’obtenir les quantités d’équilibre correspondant à un équilibre de Cournot.
4.3. La détermination de la fonction de réaction
Le concept fondamental introduit par Cournot afin d’expliquer comment le modèle peut être résolu et quel représentation de la concurrence il contribue à proposer, consiste à définir ce que l’auteur appelle les fonctions de réaction des firmes 1 et 2.
Une fonction de réaction indique quelle est la quantité qui maximise les profits du duopoleur 1 (respectivement 2) étant donné la quantité produite par le duopoleur 2 (respectivement 1). Ces deux fonctions (une par duopleur) peuvent être obtenues en résolvant le système précédent. Comme chaque firme anticipe quel sera le niveau de production de l’autre, nous pouvons réécrire les fonctions de profit en intégrant cette remarque. Commençons par indiquer le raisonnement conduit par la firme 1 :
(5)
A partir de cette équation nous pouvons extraire la fonction de réaction de la firme 1. Elle décrit la réponse optimale de cette firme (en terme de quantités à produire) en fonction des quantités produites par la firme 2.
Un raisonnement identique pourrait être conduit pour la firme 2.
(6)
A partir de cette équation nous pouvons extraire la fonction de réaction de la firme 2 dont la signification est identique à retenue pour la firme 1.
Les graphiques suivants permettent de mieux saisir comment sont déterminées les fonctions de réaction.
La fonction de réaction consiste ainsi à exprimer, pour chaque quantité anticipée par la firme 1 et produite par la firme 2, la quantité que la firme 1 devra produire pour maximiser ses profits. L’entrepreneur 1 commence par calculer une quantité
par exemple, il peut ainsi déterminer les quantités demandées et sa fonction de recette marginale. Remarquons que dans ce cadre, l’ensemble de ces grandeurs sont uniquement dépendantes de
. L’entrepreneur 1 peut alors calculer la quantité qu’il devra produire et qui maximise ses profits :
. La répétition de cette procédure pour chaque quantité produite par la firme 2 et anticipée par la firme 1 donne l’expression de la fonction de réaction de cette dernière entreprise.
Une solution particulière (le Monopole) : si l’entrepreneur anticipe que la firme 2 produit une quantité nulle , il peut alors calculer la quantité qu’il produit en situation de monopole
. Cette solution fournit la quantité maximale qu’il pourrait produire. Elle est matérialisée par l’intersection de l’axe des abscisses avec la fonction de réaction de la firme 1 (voir graphique précédent).
4.4. Équilibre de Cournot
L’équilibre de Cournot est déterminé par l’intersection des deux fonctions de réaction. Il est obtenu en résolvant le système (5) (6) ce qui revient à remplacer la valeur d’une des fonctions de réactions dans l’autre et à calculer les quantités .
Puisque que l’on vérifie que et que
, en remplaçant
dans R2 nous obtenons
qui constituent les quantités d’équilibre.
Le point vérifie à la fois
et
Définition d’un équilibre de Nash : « Chaque entreprise se comporte de manière optimale étant donné la stratégie retenue par son adversaire » .
Un équilibre de Nash correspond à une situation où aucun des duopoleurs n’a intérêt à dévier unilatéralement des quantités qu’il produit sous peine d’y perdre ou, ce qui revient au même, sous peine de réaliser moins de profits.
L’équilibre de Cournot peut s’interpréter de deux manières différentes. La première consiste à supposer que les duopoleurs apprennent sur la base d’un processus d’essais et d’erreurs quelle est la quantité qu’ils doivent produire étape après étape jusqu’à atteindre une situation d’équilibre de Cournot. La seconde consiste à supposer que les duopoleurs sont capables d’anticiper ce processus et les conjectures qui les conduisent à l’équilibre de Cournot. Autrement dit qu’ils sont capables d’effectuer tous les calculs dès le départ et donc de produire les quantités d’équilibre qui maximisent conjointement leurs profits. Revenons brièvement sur ces deux éventualités.
(a) La concurrence dans le modèle de Cournot interprétée comme un processus d’ajustement par essais et erreurs.
Cette première interprétation de la concurrence à partir du modèle de Cournot consiste à supposer que les duopoleurs expérimentent des solutions différentes tour à tour. Ils déterminent des quantités et observent les solutions. Ce processus les conduits à l’équilibre de Cournot sous les conditions que les fonctions de coûts et de demande soient « welbehaved », c’est à dire qu’elles présentent les bonnes propriétés de convexité. Une fois l’équilibre réalisé, aucune des deux entreprises n’a plus intérêt à modifier unilatéralement les quantités qu’elle produit sous peine de voir ses profits diminuer ce qui correspond à un équilibre de Nash. Selon cette première interprétation le modèle de Cournot fournit une représentation temporelle mais virtuelle du mécanisme de concurrence.
Le tableau 1 ci-dessous fournit 4 itérations du calcul réalisé par les deux firmes. Nous avons représenté en rouge (schéma 4) la progression de la firme 2 pour les quantités données de la firme 1 et en bleu la progression de la firme 1. Le chemin tracé en gris représente le processus mathématique itératif R 1 o R2 o R1 o R2 o R1 …. Sans que n’aient été matérialisées les « étapes intermédiaires » du « calcul » de chaque firme.
Itérations
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Réactions de l’entreprise 1
|
Réactions de l’entreprise 2
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t1 | ![]() |
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t2 | ![]() |
![]() |
t3 | ![]() |
![]() |
t4 …… | ![]() |
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Tableau 1
(b) Mécanisme de convergence des anticipations : le concurrence comme mécanisme a-temporel.
La seconde interprétation consiste à supposer que chaque duopoleur est capable de se mettre à la place de l’autre. Chacun est également capable de savoir que l’autre sait, qu’il sait, qu’il sait, qu’il sait … qu’il peut se mettre à sa place un nombre infini de fois. Tout se passe comme si les duopoleurs étaient capables de réaliser le calcul proposé précédemment par le modélisateur et correspond à la résolution des équations (5) et (6). On parle en ce sens de « connaissance commune », concept que nous retrouverons dans les chapitres consacrés à la théorie des jeux. Cette interprétation implique également que les duopoleurs peuvent, au temps t0, calculer « directement » les quantités qui maximisent leurs profits et qu’ils produiront. En d’autres termes les entrepreneurs sont capables de déterminer simultanément les quantités optimales sans se tromper et sans avoir à ajuster leur production par anticipations successives à chaque étape comme nous l’avons indiqué précédemment. L’inconvénient de ce type de raisonnement, qui repose sur un principe de comportement rationnel parfait, est qu’il contribue à reléguer à un « nivaux implicite » la représentation de la concurrence puisqu’il implique que celle-ci n’a pas « véritablement lieu ». De tels agents, capables de réaliser de tels calculs pour atteindre un objectif unique, donné en quelque sorte au départ, sont qualifiés d’agents « substantiellement rationnels ». Cette terminologie, sur laquelle nous reviendrons, a été introduire par Herbert Simon. Cet auteur suppose dans ce cas - ici les duopoleurs - sont omniscients c’est à dire qu’ils sont capables de connaître toute l’information et qu’ils sont capables de réaliser, sans se tromper, tous les calculs pour atteindre un objectif donné.
Exemple :La fonction de demande pour un bien produit sur un marché en duopole et les fonctions de coût total des duopoleurs sont données par les expressions suivantes : Calculez les quantités, prix et profits si chaque duopoleur s'adapte passivement à la production de son concurrent. Réponse :Pour la firme 1 La fonction de profit est donnée par : L’annulation de la dérivée première nous conduit à : D’où la fonction de réaction de la firme 1 donnée par : Pour la firme 2 La fonction de profit de la firme 2 est donnée par : L’annulation de la dérivée première nous conduit à : D’où la fonction de réaction de la firme 2 donnée par : Les quantités d’équilibres sont données par données par En remplaçant q1 et q2 dans la fonction de demande on obtient le prix d’équilibre |
4.5. De l’équilibre de Cournot à l’équilibre de concurrence pure et parfaite
Supposons maintenant que n entreprises interviennent sur un secteur donné et adopte un comportement concurrentiel « à la Cournot ». Autrement dit les firmes s’adaptent passivement l’une à l’autre. Comme nous l’avons montré précédemment, chaque firme déterminera sa fonction de réaction en anticipant le comportement des autres. Nous allons nous intéresser au comportement de la firme i. Notons la quantité produite par la firme i et
la quantité produite par les autres firmes.
Le programme de maximisation des profits s’écrit dans ce cas :
(5) avec i = 1,…., n
La condition de premier ordre (profit marginal nul) est donnée par :
(6)
On obtient ainsi :
(7)
Avec , la part de marché de l’entreprise i et
, l’élasticité prix de la demande.
La marge réalisée par l’entreprise i dépend de ses parts de marché. Deux cas particuliers peuvent être mentionnés.
En situation de Monopole
Si , l’entreprise est en situation de monopole, la marge est maximale (cf. cours de première année).
En situation de Concurrence Pure et Parfaite
Si , la part de marché d’une entreprise est négligeable par rapport à la taille du marché (hypothèse d’atomicité). Il s’agit d’une situation de concurrence pure et parfaite, la marge est nulle (cf. cours de première année).
Le prix est dans cette éventualité égal au coût marginal (p(q) = cm). On retrouve ici les propositions avancées au chapitre précédent.
4.6. Conclusion
Le modèle de Cournot constitue une pièce importante de la micro-économie de la concurrence imparfaite. Son utilisation, excessive en sciences économiques, en dépit de ses nombreuses limites s’explique par sa simplicité, mais aussi par des possibilités de généralisation aisées.
On retiendra que trois éléments constituant le cœur du modèle de Cournot et méritent d’être critiqués afin de donner lieu à de nombreuses extensions.
1/ La concurrence par les quantités doit être envisagé comme un cas particulier des formes de la concurrence. La fixité des prix, l’homogénéité des biens, l’absence de référence au long terme…constituent autant de développements possibles du modèle qui furent envisagée par l’auteur lui-même et sur lesquels nous reviendrons.
2/ La conjecture de Cournot assimilable à un mécanisme « d’adaptation passif » ne paraît pas convenir à toutes les formes de concurrence. Dans de nombreux cas, la recherche de l’élimination du concurrent est au centre des préoccupations des entrepreneurs de sorte qu’il conviendra également de tenir compte de cette éventualité.
3/ Dans de nombreux cas, les fonctions de demande et de coûts peuvent présenter des formes « irrégulières » qui n’impliquent pas les propriétés supposées implicitement dans la formulation que nous avons retenue. Par exemple, des fonctions de demande pas trop concaves ou croissantes peuvent être envisagées Dans de nombreux cas l’existence de l’équilibre peut ne pas être garantie tout comme la continuité des fonctions de réaction ou leur stabilité. Il peut également apparaître des situations où de nombreux équilibres existent en fonction desquels les duopoleurs devront choisir.
Exercice relatif à la construction de la fonction de réaction
Pour mieux comprendre la fonction de réaction, on propose ici de retracez les étapes du raisonnement d’un entrepreneur en situation de duopole de Cournot. En effet, il est confronté à une entreprise et n’a aucune information sur son comportement. Il doit ainsi anticiper et agir en fonction de ces anticipations.
L’entreprise admet une fonction de coût total suivante : et fait face à une fonction de demande donnée par :
Avec
Déterminez les quantités produites par la firme 1 lorsqu’elle anticipe que la firme 2 mettra en place une quantité égale à .
2/ idem avec
3/ idem avec
4/ Déterminez la quantité de Monopole de l’entreprise 1 ( )
Réponses
La firme commence par remplacer la quantité de la firme 2 dans la fonction de demande. Ceci lui permet par la suite de déterminer la recette marginale. L’égalisation de la recette marginale et du coût marginal permet alors de déterminer la quantité produite. Le tableau suivant illustre ce raisonnement
Quantité anticipée de la firme 2
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La fonction de demande
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Recette marginale
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Rm=Cm
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Quantité produite
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Supposons à présent que le coût total de la firme 2 est égal à :
5/ Déterminez les fonctions de réaction des deux firmes
6/ Tracez les deux fonctions de réaction en indiquent les quantités de Monopole.
7/ déterminez les prix, quantités et profits des deux firmes.
Réponses
5/ La fonction de réaction de la firme 1 est donnée par l’annulation de la fonction de profit.
De manière identique on obtient la fonction de réaction de la firme 2
6/ Graphique à faire
7/ Les quantités d’équilibres sont données par données par et
En remplaçant q 1 et q 2 dans la fonction de demande on obtient le prix d’équilibre p* =20,69. Les valeurs des profits sont de et